Nommez-nous comme vous le voudrez.

Si nous avons un jour porté un nom, nous l’avons oublié. Si ce nom a un jour figuré sur un acte de naissance, un passeport, nous l’avons perdu. Peut-être a-t-il sombré dans le ventre de la mer. Peut-être un passeur l’a-t-il gardé pour nous faire chanter.

Peut-être ce passeur pleure-t-il aujourd’hui encore en contemplant en secret la photographie de notre visage d’enfant. Peut-être chérit-il le souvenir de notre visage d’enfant. Ou bien peut-être l’avons-nous simplement brûlé, car quelle utilité en aurions-nous ici ?

Nous changeons de nom à notre guise.

Parfois, on nous en affuble au hasard : le Petit, le Boiteux, Tête de gland, Maradona, le Chef, Peau-Rouge, le Couillu. Notre identité ne réside plus dans notre individualité mais dans la meute que nous formons ensemble. C’est ainsi que ceux d’ici nous désignent. Ils disent que nous sommes des chiens. Des chiens errants. De ces chiens jaunes et efflanqués, au pelage mangé par la gale, qui n’ont aucune race et promènent leurs carcasses bâtardes aux périphéries des villes, aux abords poussiéreux des routes, et dont on se méfie toujours un peu, de crainte qu’ils n’éventrent vos poubelles ou vos enfants ou qu’ils ne vous refilent la rage.

Nous sommes ceux de la meute, ceux de la marge. La marge de vos résidences d’été, de vos appartements avec vue sur mer, de vos résidences sécurisées par digicodes. La marge de vos cités-usines à la petite mécanique bien huilée, aux trottoirs balayés (car vous ne voulez pas voir la somme des immondices que vous produisez et déversez loin de vos regards, là où nous rôdons, dormons, vivons, pissons, aimons).

Il arrive que nous descendions en ville, que nous débarquions comme par effraction dans vos centres commerciaux, vos galeries marchantes rutilantes, vos rues piétonnes, vos places publiques, nous tenant pas le cou, chahutant, partageant une même cigarette, riant, hurlant pour le seul plaisir de vous voir frémir, détourner le regard et hâter le pas.

Parfois vous nous entendez hurler comme des loups jusqu’aux première heures du matin dans un fracas de bouteilles brisées, de coups de pieds assenés à vos containers à ordures, vos panneaux publicitaires, et vous tremblez derrière vos fenêtres, dans vos lits profonds, soucieux de la menace que nous pourrions représenter pour votre petite épargne si dûment, si farouchement amassée.

Nous nous replions à l’aube, aussi prompts à disparaître que les ombres dissipées par le surgissement du jour. Nous regagnons nos frontières, celles que vous avez sciemment établies, consacrées par vos architectures, celles auxquelles vous assignez notre liberté conditionnelle.

Dans les recoins tièdes d’immeubles abandonnés, dans les dortoirs de foyers d’hébergement, dans des chambres désaffectées, nous trouvons un peu de repos, nos corps entremêlés baignés par la pleine lumière du jour tandis qu’un rideau faseye paisiblement dans l’espace nu suspendu au-dessus de nos rêves.

Alanguis, nous dévoilons notre vraie nature, nous ressemblons à ce que nous sommes : des adolescents. Nous avons quinze ans, seize ans, dix-sept ans, vingt ans, certains de nous ont quelque part une mère qui hier encore les abreuvait du plein de son sein, une petite sœur en bas âge, le souvenir intact d’une salle de classe baignée par un grand soleil aux heures torpides de l’après-midi.

Nous plongeons plus tard dans le jour dru dont nous éprouvons la morsure sur nos épaules. Nous marchons vers les plages au milieu des agaves et des figuiers de barbarie, le long de no man’s land poussiéreux, jonchés de parpaings, de carcasses d’appareils électroménagers et de tessons de bouteilles.

Nous bombons nos torses et bandons les muscles à nos bras. Il n’y a rien d’autre à faire ici que de jouer à la guerre ou à l’amour. Nous empoignons nos sexes en parlant des filles, celles croisées à la ville, celles qu’un jour nos marieront. Nous dissimulons parfois sous une arrogance martiale le désir qui secrètement nous porte vers le corps interdit de l’un d’entre nous, qu’un jour nous avons embrassé à l’abri des regards, à l’ombre d’un toit de tôle, et dont nous avons baisé le ventre plat. Le soir venu, sous la moiteur d’un drap, nous répandons à nos poignets nos semences tièdes.

Nous soulevons à bout de bras celui qu’il faut célébrer après une partie de football qui nous laisse couverts de sueur et de poussière, nous empoignons nos bras, nos poignets, nos cuisses et strions nos flancs de l’empreinte de nos mains quand nous nous affrontons à la lutte ou jetons notre dévolu sur l’un d’entre nous que nous balancerons pour rire à la mer. Nous avons la certitude d’être de ce monde et d’être en vie.

Nous séchons à demi-nus sur les rochers, passant une bouteille de Coca-Cola tiède ou une cigarette de contrebande de main en main, de lèvres en lèvres. Nous fumons en regardant par-delà la mer, vers la terre que nous avons quittée ou vers celle que nous nous jurons d’atteindre. Car nos vieux rêves bougent encore. Ni la chaleur ni la poussière ni l’ennui n’en sont venus à bout. Nous formulons à voix basse des promesses, des serments, puis crachons dans le sable.

À l’heure où le ciel s’embrase, nous regagnons l’ornière du chemin pierreux, les semelles de nos sandales claquent à nos pieds, nous rions aux éclats, le sel poudroie nos peaux, l’odeur de notre transpiration se mêle à celle des bosquets de ciste, d’immortelle et aux fumées âcres d’un lointain feu de broussailles. La faim nous tort le ventre, nous passons un bras par-dessus une épaule, nous nous tenons par la taille et marchons d’un même élan. Nous ne sommes plus qu’un, obscurément frappés par le sentiment de la fraternité qui nous lie, par la majesté que nous confère notre jeunesse, par notre irréductible liberté, par notre sauvagerie.


LA MEUTE
Jean-Baptiste Del Amo - on Los Afortunados